MOHAMED NAJEM "La clarinette est la voix de mon âme"

INTERVIEW/ Propos recueillis par Astrid Krivian

Qu'évoque en vous Jaffa Blossom ("la floraison de Jaffa"), titre de votre album?

Jaffa est la ville natale de mon grand-père, qu'il a été forcé de quitter en 1948 lors de la Nakba. Jusqu'à sa mort, il a gardé l'espoir d'y retourner un jour. Il me racontait la vie de son quartier, ses arbres, ses figuiers, la mer, les jeux, etc. De belles choses uniquement. Mon grand-père n'avait pas les outils pour me parler de l'exil, et je ne voulais rien provoquer. La veille de sa disparition, je l'ai accompagné prendre l'air dans son fauteuil roulant devant l'hôpital. Et là, il m'a de-mandé: "Pourquoi tu m'as amené à Jaffa?" Je pensais qu'il plaisantait. En fait, il hallucinait un peu. Cette phrase très forte m'a beaucoup touché. Penser à sa ville natale fut douloureux jusqu'à la fin de sa vie. Je voulais ainsi lui rendre hommage.

Cette floraison est une métaphore pour exprimer la fécondité de la mémoire?

Oui. L'histoire de Jaffa est un exemple parmi d'autres, tant de Palestiniens ont vécu la même chose. Cela reste d'actualité. Le souvenir de la cité natale de leurs aïeux fleurit dans la mémoire, à travers des images, des odeurs. Si elle est aujourd'hui développée économiquement, elle a perdu son identité d'origine. Elle était "la fiancée de la mer" et "la ville des oranges". "Jaffa" signifie "la belle vue", "le beau paysage", "la belle ville". Pendant mon enfance, près de Bethléem, je remarquais que mon accent était différent: c'était le sien, et c'est la seule chose que l'on a héritée d'elle. Je souhaitais la revisiter, la reconstruire à travers la musique, à travers les histoires de mon grand-père.

Comment avez-vous appris la musique?

Né en 1984, j'ai grandi dans le village de Beit Sahour, à côté de Bethléem. J'étais toujours plongé dans l'imaginaire. Ecouter de la musique m'apaisait. Je me sentais chez moi quand je regardais les orchestres à la télévision. Très timide, je n'osais pas parler aux autres. J'ai trouvé mon moyen d'expression et de communication quand j'ai commencé la flûte à l'école.

J'improvisais des thèmes sans que l'on me dise quelle note jouer. C'était naturel. Je me sentais en confiance en pratiquant cet instrument. Fin 1987 a eu lieu la première Intifada.

Je ne comprenais pas ce qui se passait autour de moi. La musique me permettait d'extérioriser mes émotions, de répondre à des questions. J'ai eu de la chance de grandir au sein d'une famille qui m'a toujours encouragé, en me donnant de l'amour et de la confiance.

Vous dédiez justement un morceau à votre père, "To My Father"...

Son départ, il y a deux ans, m'a profondément bouleversé. Ce morceau est une manière de communiquer avec lui, de le rendre fier aussi. Mélomane, il était guitariste amateur.

Son tiroir débordait de cassettes d'artistes originaires de tout le monde arabe. Présent à tous mes concerts, il était très heureux que je devienne musicien. C'est grâce à lui que je joue ainsi, il m'a transmis une sensibilité mais aussi un feeling. Quand je me sens perdu, je reviens à mon enfance, pour y puiser une sécurité.

D'où vient votre goût pour l'éclectisme musical ?

Issu de la culture arabe, orientale, méditerranéenne, j'ai aussi étudié la musique classique européenne. Vu sa situation géographique, la Palestine croise et rassemble deux écoles, celle du Liban et celle d’Égypte. Et le jazz a cette capacité d'accueillir toutes les influences, tout en les enrichissant de ce mélange. Il est né pour exprimer la douleur de l'esclavage des Africains-Américains aux États Unis. Il prend racine aussi en Afrique. Cette musique ajoute une richesse à ma mélodie et à ma manière de jouer.

Quel est votre lien avec votre instrument, la clarinette ?

J'en suis tombé amoureux, dès que je l'ai essayée au conservatoire national Edward Saïd, en Palestine. Il permet à la fois de chuchoter, de produire un son rond, très doux mais aussi de crier avec des sonorités puissantes comme le médium et l'aigu. J'aime cette combinaison. Et elle est très proche de la voix humaine. Dès qu'on y met du souffle, elle devient un être vivant. La clarinette est la voix de mon âme, ma voix spi-rituelle.

Quel est votre processus de composition?

Inspiré par une rencontre, une situation, une odeur, une lumière, chargé d'émotions, j'entends une mélodie dans ma tête et je l'écris. Parfois, en soufflant dans ma clarinette, un thème émerge et je le développe. Mais si je ne ressens rien, j'arrête; je ne veux pas que la musique naisse de façon artificielle. Je veux qu'elle soit la création d'un moment concret, d'une émotion vraie.

Que vous a appris l'étude de la musique classique européenne au Conservatoire à rayonnement régional d'Angers?

Une citation dit en substance: "pour maîtriser la musique, il faut en apprendre les règles; pour créer la musique, il faut les casser." C'est ce que j'ai fait. J'ai appris la construction, le respect des phrasés, la maîtrise des nuances. Ma musique croise, alterne les rythmes binaires et ternaires. Le classique m'a beaucoup aidé à élaborer mes propres formes et à les assumer. Le travail collectif avec l'orchestre m'a énormément porté. Chaque musicien a la même importance au sein d'un ensemble. Cet apprentissage prolonge ma double culture. La différence est une richesse et je la transmets à mes élèves.

Approfondir un domaine que l'on ne connaît pas, différent de notre culture, de notre identité, nous enrichit et ajoute une valeur précieuse à notre vie.

Quel est le pouvoir de la musique?

C'est un refuge. Elle documente une époque, soulage les douleurs des gens. Si on peut donner de l'espoir, un sourire ou remonter le moral d'une personne, c'est déjà bien. C'est aussi un passeport, elle me permet de voyager sans frontières. Les artistes sont les miroirs de notre société. Je suis celui de la Palestine comme de la France, car je vis ici. C'est une responsabilité à laquelle on ne peut échapper. Mais nous ne sommes pas politiciens, et heureusement. Car la musique est honnête, contrairement à la politique.

NUMÉRO 187,  MARS 2024

Propos recueillis par Astrid Krivian

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